Il est temps d’améliorer la prévention et la reconnaissance des atteintes psychiques au travail

ASD-Pro co-signataire d’une tribune parue ce jour dans Le Monde (lien ici)

La journée du 28 avril a été choisie par l’Organisation Internationale du Travail pour promouvoir la sécurité et la santé au travail. Le mouvement contre la réforme des retraites a montré à quel point il est urgent de rendre le travail plus soutenable. Les accidents du travail commencent à occuper maintenant une place importante dans le débat public, même si les réponses gouvernementales ne sont pas à la hauteur. Mais des pans entiers des atteintes à la santé au travail restent trop négligés tant pour la prévention que pour la réparation, tels les cancers d’origine professionnelle ou les atteintes à la santé psychique, dont il sera ici question.

Le management par les chiffres, les réorganisations permanentes et imposées, les conduites de changements délétères, le recours au travail précaire ou sous-traité ont dégradé les solidarités au sein des collectifs de travail et provoqué une rupture entre le travail et son sens. Les souffrances ainsi causées sont très peu reconnues bien qu’elles participent des atteintes à la santé au travail proscrites par la loi.

Les pathologies psychiques sont estimées par l’ANSES pour l’année 2018 à 31% de l’ensemble des pathologies en relation avec le travail dans les services publics, et 41% dans le commerce et autres services[1]. Or, elles ne représentent que 2% des maladies professionnelles et 1% des accidents du travail reconnus. Une récente étude[2] de Santé Publique France, portant sur un échantillon de 1135 suicides, estime que 10% sont en lien potentiel avec le travail. Si l’on applique ce taux au nombre total de suicides, cela représenterait plus de 800 suicides liés au travail en 2021. Sans compter les tentatives de suicide dont le nombre est 6 à 7 fois supérieur à celui des suicides. 

La commission de la sécurité sociale[3] chargée d’évaluer la sous-déclaration estime à 108 000 le nombre de pathologies psychiques qui auraient dû être reconnues en AT ou MP en 2021. Mais la Sécurité sociale et les conseils médicaux de la fonction publique continuent à pratiquer le compte-gouttes en matière de reconnaissance de ces maladies professionnelles : on peut estimer que guère plus de 5 atteintes à la santé psychique sur 100 sont actuellement reconnues. Sans oublier que les fonctionnaires, les indépendants, les agriculteurs et les salariés relevant de la MSA, les marins pêcheurs, les travailleurs détachés Européens, les chômeurs, soit au total plus de 10 millions de salariés sont exclus de ces chiffres.

Il est temps de prendre vraiment au sérieux ce problème de santé publique et d’améliorer la prévention et la reconnaissance des atteintes psychiques au travail, dans le secteur privé et la fonction publique, pour tous les travailleurs quels que soient leurs statuts.

Du côté de la prévention, les sciences du travail ont établi que le facteur clé est l’organisation du travail : son intensité, l’autonomie accordée ou non aux salariés, leur pouvoir d’agir sur les décisions qui impactent leur travail. Une récente étude[4] de la Dares, le service des études du Ministère du travail, le confirme en tous points. La décision judiciaire contre Didier Lombard et ses collaborateurs d’Orange-France Télécom a constitué une étape majeure dans la reconnaissance par la justice pénale des limites du pouvoir patronal en matière d’organisation du travail. L’instruction s’était largement fondée sur les rapports des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Mais les ordonnances de 2017 ont supprimé les délégués du personnel et les CHSCT. Il importe de rétablir une instance spécifique, avec des délégués élus, dotée de pouvoirs renforcés sur les décisions d’organisation et de management du travail qui pourraient mettre en péril la santé des salariés ou de l’environnement.

La prévention doit aussi s’appuyer sur la reconnaissance et la réparation. Les conditions de la reconnaissance comme accident de travail ou maladie professionnelle des suicides et atteintes psychiques dans et hors lieu de travail sont aujourd’hui trop restrictives : il faut les revoir en profondeur. Il faut améliorer fortement les modalités d’enquête de la sécurité sociale, la formation des enquêteurs, la coordination entre services d’enquête et de prévention des risques professionnels, le rôle des médecins conseils, le recours à l’expertise… Un tableau de maladies professionnelles concernant les pathologies psychiques doit enfin être créé. Les magistrats doivent être formés sur les risques psychosociaux, notamment en matière de tableaux cliniques des principaux processus psychopathologiques. Ces avancées dans la prévention et la réparation des atteintes à la santé psychique sont incontournables si l’on veut progresser vers un travail soutenable.

Pascale Abdessamad (Asd-Pro), Louis-Marie Barnier (sociologue, CGT), Maelezig Bigi (sociologue, CEET-Cnam), Claudine Cornil (syndicaliste, CGT), Thomas Coutrot (économiste, Ateliers Travail et Démocratie),  Alexis Cukier (philosophe, U. Poitiers),  Véronique Daubas-Letourneux (sociologue, EHESP), François Desriaux (journaliste, revue Santé & Travail),  Emmanuel Dockès (juriste, U. Jean Moulin Lyon 3), Antoine Duarte (psychodynamicien du travail, U. Toulouse Jean-Jaurès), Christine Eisenbeis (syndicaliste, FSU), Christian Expert (médecin du travail, CFE-CGC), Olivier Frachon (syndicaliste, CGT), Frédérique Guillon (ergonome, psychologue du travail , Asd-Pro), Michel Lallier (ASD-Pro), Marie Lesage (Coopaname), Dominique Lhuilier (psychologue, Cnam), Julien Lusson (ergonome, Ateliers Travail et Démocratie),  Michel Miné (juriste, Cnam), Pascale Molinier (psychologue, U. Paris 13), Hervé Moreau (syndicaliste, FSU), Rémi Ponge (sociologue, Lest-CNRS), Muriel Prévôt-Carpentier (ergonome et philosophe, U. Paris 8 Saint Denis), Annie Thébaud-Mony (Association Henri Pézerat), Laurence Théry (sociologue, membre du comité de rédaction de Santé & Travail),  Jean-Paul Teissonnière (avocat), Pascal Vitte (syndicaliste, Union Syndicale Solidaires), Jean-Louis Zylberberg (association Santé et Médecine du Travail) 


[1] Anses, Rapport d’activité 2018 du RNV3P, https://www.anses.fr/fr/system/files/RNV3P-RA-2018.pdf

[2] Santé Publique France, « Surveillance des suicides en lien avec le travail », Etudes et Enquêtes, septembre 2021,

[3] Commission instituée par l’article L. 176-2 du code de la sécurité sociale, « Estimation du coût réel, pour la branche maladie, de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles. Rapport au Parlement et au Gouvernement », juin 2021

[4] M. Beatriz, « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyses n°17, mars 2023