SUICIDE au TRAVAIL: après les causes personnelles voici venues les “prédispositions génétiques”

On savait que les employeurs, publics et privés, ne manquaient pas d’imagination pour écarter toute responsabilité managériale ou organisationnelle lorsqu’un suicide d’un(e) salarié(e) se produisait dans leur entreprise ou administration.

On connaissait la rengaine des « causes personnelles », familiales, problème de santé.. qu’ils opposent immédiatement à une toute demande d’imputabilité au travail de la part de la famille ou des syndicats, et avant tout examen d’un lien possible avec le travail.

On connaissait aussi la « mode des suicides » inaugurée par le tristement célèbre, et désormais condamné, ex-PDG de France télécom.

On savait que pour « respecter le deuil de la famille » il fallait s’abstenir de toute question sur le travail et le management.

On savait que tous ceux qui avaient la prétention de déroger à cette injonction se voyaient immédiatement taxés « d’instrumentalisateurs » ou de « récupérateurs » à des fins évidement malfaisantes pour l’entreprise….

Ces stratégies de déni que nous avons longuement décrites dans différents écrits, se déploient systématiquement dans toutes les entreprises et les administrations à chaque suicide.

Mais il semblerait qu’aujourd’hui cela ne suffise plus :

En effet ces stratégies de déni, aussi élaborées qu’elles soient, ne sont en fait que des stratégies de com’ d’entreprise visant à les exonérer de toute responsabilité civile ou pénale.

Il leur manque une assise « indiscutable », c’est à dire une caution « scientifique » ! 

Et bien, grâce à quelques grands groupes du CAC 40, avec le parrainage du très libéral Institut Montaigne et la complicité de quelques universitaires, voici venues les « prédispositions génétiques » aux comportements suicidaires : ce sont donc les fragilités immuno- génétiques intrinsèques et des réactions inflammatoires excessives face à des situations de stress qui poussent les personnes, et donc les salariés, à cet acte fatal.

Selon eux la vulnérabilité au suicide « constitue une sorte de prédisposition ou de terrain favorable qui peut se traduire par un passage à l’acte sous l’effet d’un stress important (perte d’un emploi, problèmes familiaux ou conjugaux…). Elle serait liée à l’association de facteurs génétiques et de facteurs environnementaux. En effet, plusieurs gènes liés aux conduites suicidaires ont déjà été identifiés».

Cette découverte constitue alors, pour nos scientifiques (mais surtout pour ceux qui les financent) une belle occasion de s’attaquer à ces « facteurs de risques individuels», et donc laisser tomber tout lien possible avec le travail qui ne serait qu’une impasse ; car comme il est très bien expliqué dans le préambule de leur recherche :

 « Pour relever les défis de la prévention du suicide, il faut lutter contre les préjugés et les idées reçues qui accompagnent souvent la perception des conduites suicidaires par le grand public et les médias (acte d’autodétermination, expression du libre arbitre, conséquence des politiques managériales dans l’entreprise, etc.) et font écran à une approche médicale et scientifique de ce problème de santé publique majeur»

Car c’est bien connu : concernant les suicides et les risques psychosociaux en général, la responsabilité des politiques managériales ne relève que de préjugés et d’idées reçues , et cela constitue un obstacle majeur à l’éclairage de la science….

Selon eux :

« Comprendre les mécanismes de cette vulnérabilité suicidaire est d’une importance majeure : aujourd’hui, les seuls indices cliniques ne permettent pas de détecter avec précision le risque suicidaire d’un individu à un moment donné. Il est essentiel d’identifier des marqueurs biologiques attachés au risque de suicide si nous voulons développer des stratégies diagnostiques et préventives. »

Une démarche qui tombe à pic pour aider les entreprises à identifier les salariés « les plus fragiles », comme nombres d’entre elles incitées par la réforme de la médecine du travail, s’emploient aujourd’hui à le faire dans leurs fameux (fumeux !) « Plans de prévention des RPS ».

Déjà, grâce à la Loi Travail (Macron-El Khomri), l’arsenal réglementaire permet aujourd’hui à tout employeur de décider de classer ses postes de travail « à risque » et inviter le médecin du travail à procéder aux « examens nécessaires »… (L4624-2 ; R4624-3 ; R4624-24 ; R4624-35 du code du travail); ce qui est certes important concernant les expositions à divers risques cancérogènes où autres afin de prendre des mesures de prévention, mais qui pose de réels problèmes concernant les risques de dérives discriminatoires !

Comme le précise le Pr Courtet responsable de cette recherche : « l’identification des mécanismes biologiques impliqués est un enjeu de taille : c’est une étape essentielle pour découvrir des marqueurs biologiques susceptibles d’aider au repérage des personnes à risque et d’innover dans la prise en charge des patients ».

Une telle analyse, transposée dans le cadre du travail conduit donc à considérer que ce n’est pas le travail qui est « à risque », mais le travailleur !

Adieu donc toute considération du « lien social », des rapports de domination liés aux situations économiques, du sens de « l’agir », des critères de pénibilité, des conditions de travail, de l’organisation du travail… puisque tout ne relève que du « biologique » ! alors la prévention sera elle-même biologique et ne manquera pas de reposer sur la sélection afin d’écarter ceux qui présentent ce « risque », car c’est quand même « pour leur bien » qu’on ne les embauchera pas ! Ou pour le « bien public » puisque ce risque de suicide est considéré aussi pour certaines professions (chauffeur de bus, conducteur de TGV, pilote de ligne, pilote de réacteur nucléaire…), comme un risque pour la sécurité publique, depuis ce tragique suicide du copilote d’un Airbus A320 en mars 2015.

Plus besoin de perdre du temps (et de l’argent) dans des plans de prévention des RPS…

Reste à déceler ces fameux gènes….

Ils s’y emploient, la preuve : dans cette identification des « marqueurs » nos scientifiques se sont aperçus que « la neuro-imagerie est également riche d’enseignements, suggérant que les personnes à risque de suicide seraient particulièrement sensibles aux expériences d’isolement, de rejet social ou de désapprobation », c’est vrai qu’il faut bien une IRM pour démontrer une telle lapalissade.

A quand l’électro-encéphalogramme avant l’entretien d’embauche ??

Alors à qui faut-il dire merci (patron) ?

Cette chaire de recherche se trouve au sein de la fondation FondaMental laquelle bénéficie des fonds de généreux mécènes comme Capgemini, AstraZeneca, groupe Marcel Dassault, Sanofi, Clinéa (filiale du groupe Orpéa), AXA… et quelques autres dont la SNCF, le CEA ..

Mais au-delà de ce qui, malgré tout, pourrait paraître anecdotique dans la panoplie des entreprises visant, avec la complicité de quelques scientifiques et universitaires en recherche de financements, à construire leurs stratégies de déni sur les effets délétères du travail. Après tout, cette chaire a été fondée en 2016, et 6 ans après il semble bien qu’à part récolter des financements elle n’a pas produit grand-chose, ce qui n’est pas étonnant compte tenu de ses objectifs scientifiques discutables, largement critiqués dans la communauté médicale. Comme le dit très justement le Pr Debout  « le suicide est un révélateur de la complexité de l’humain, à travers sa psychologie, sa sociologie, jamais un humain ne se résumera à ses gènes. La prévention du suicide restera toujours au niveau de la personne humaine, et pas de la génétique ».

On pourra rajouter qu’en matière de prévention du suicide au travail, la prévention doit se faire au niveau du travail (L 4121 du code du travail) de son organisation et de son « management »…

Tout ceci s’inscrit dans un projet beaucoup plus large de transformation en profondeur du service public de la santé et notamment de la santé mentale.

Ce funeste projet a pour nom PROPSY (Projet-programme en psychiatrie de précision). Comme l’indique le communiqué de presse de l’INSERM : « Porté conjointement par l’Inserm et le CNRS, le projet s’appuiera sur des partenaires aux compétences reconnues et complémentaires tels que la Fondation FondaMental, le CEA….. » et quelques universités avides de trouver là quelques subsides sur les 80 millions affectés par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Ce communiqué précise que « Les maladies psychiatriques constituent un enjeu majeur de santé publique. 20% des français en souffrent au quotidien, et avec eux très souvent, leurs proches……Des estimations récentes ont montré que les coûts directs et indirects ont atteint les 160 milliards d’euros en 2019, soit plus de 5% du PIB.. »

Nous y voilà…

On pourrait penser que tout cela vise à soulager les souffrances humaines…: un simple coup d’œil sur le pédigree des soutiens de ce projet et les intérêts qu’ils promeuvent suffit à découvrir que leur intention n’a rien à voir avec ça…

Donc, ces 160 milliards comprennent évidemment les coûts engendrés par l’ensemble des pathologies psychiques liées au travail, ils en constituent même une grande partie ; la France étant au 3ème rang mondial des pays avec le plus grand nombre de dépressions liées au travail (selon santé publique France) touchant 8,2% de la population active ; 28% des arrêts de travail étant liés au RPS. Le « coût » social (l’absentéisme, la perte de productivité, les frais médicaux, les allocations diverses,…) se chiffre en dizaines de milliards par an. Évidemment pour notre État néolibéral et ses thuriféraires du CAC40 c’est notamment le second volet de ces coûts – la perte de productivité – qui les préoccupe particulièrement car elle en représente plus du 1/3 (une estimation à l’échelle Européenne en 2013 avait estimé ces coûts à 617 milliards et la perte de productivité à 242 milliards).

On voit donc bien que la question des suicides évoquée plus haut n’est qu’un volet de cette stratégie néolibérale, celui qui vise le déni des autres « facteurs de risques », notamment ceux engendrés au sein des entreprises ; afin de s’exonérer de toute responsabilité liée au travail.

Le drame des pathologies mentales pour ceux qui en souffrent et leurs proches n’est qu’un paravent, ils s’en fichent éperdument, preuves en sont les conditions d’hospitalisation atroces et la fermeture actuelle de centaines de lits dans les services de psychiatrie, la suppression d’effectifs, etc… , ou encore ici

PROPSY se fixe notamment comme objectifs de :

  • Découvrir des marqueurs pronostiques de ces troubles et identifier des sous-groupes homogènes de patients ;
  • Développer des stratégies thérapeutiques ciblées allant de la e-santé aux immunomodulateurs, à la stimulation cérébrale ou aux biothérapies ;
  • Soutenir le développement d’une filière biomédicale française en santé mentale incluant pharma, medtech et digital, par des partenariats public-privé.

Autrement dit, traduit en français cette logorrhée managériale-libérale constituant désormais le vocabulaire de haute fonction publique et de l’Etat, signifie en clair :

  • Aller chercher les « gènes » pathogènes, sélectionner les groupes en particulier pour écarter les sujets « à risque » dans les entreprises (voir plus haut)
  • Développer la « e-santé » c’est-à-dire supprimer le lien social, le « care », la présence de l’autre, le soin…. Soignez-vous avec vos téléphones portables… supprimons les effectifs, fermons les services…
  • Développer les entreprises hightech, les starts up, les big pharma, engranger des bénéfices formidables… (ORPEA, AXA, ASTRAZENECA, SANOFI… partenaires du projet…)

Décidément, si plus rien ne nous surprend dans cette fuite en avant néolibérale où seuls comptent le profit et la rentabilité au détriment de l’Humain, ce qui est le plus inquiétant toutefois c’est le concours qu’apportent à cette entreprise les plus illustres de nos instituts de recherches comme l’INSERM et le CNRS et quelques universités…. La recherche de financements pour continuer à vivre et exister peut-elle se faire au détriment de l’engagement humaniste ?

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait François Rabelais qui a fait ses études de médecine à l’université de Montpelier, là où professe aujourd’hui l’un des principaux acteurs de ce projet néolibéral….

NOTA :

Il n’est pas question dans cet article d’ouvrir un débat scientifique sur l’importance, ou pas, des facteurs psychiatriques, neurobiologiques ou génétiques dans les conduites suicidaires ; mais de critiquer et dénoncer une instrumentalisation de ces recherches vers des objectifs qui n’ont rien à voir avec la santé, particulièrement dans le domaine de la santé au travail. Portées par des fondations et instituts eux-mêmes soutenus par la fine fleur du néolibéralisme et intégré dans un Projet gouvernemental qui se fixe comme objectif la « réduction des coûts » de santé il serait naïf de penser que leurs objectifs ouvertement mercantiles visent à améliorer la condition Humaine.