Reconnaitre les atteintes à la santé psychique du fait du travail : pour quoi faire ?

ASD-pro accompagne les victimes ou leurs ayants droits dans les démarches dites de « reconnaissance ATMP » des atteintes à la santé psychiques ou des suicides en lien avec le travail.

Si le but de ces démarches est bien de faire reconnaitre ces évènements ou pathologies comme étant des accidents du travail ou des maladie professionnelles. Cette reconnaissance est celle inscrite dans le code de la sécurité sociale (ou celui de la fonction publique pour les fonctionnaires) concernant ces évènements et vise à l’indemnisation des victimes.

N’oublions que depuis 1898, 1905 et 1946 les employeurs sont tenus de cotiser à une caisse d’assurance obligatoire pour les accidents du travail et les maladies professionnelles ; cette assurance ATMP est gérée par la sécurité sociale et n’est « alimentée » que par les cotisations des employeurs. A chaque nouvel accident ou maladie « reconnue » par la sécurité sociale l’employeur se voit donc infliger une sorte de malus et voit sa cotisation augmenter.

Il ne s’agit donc pas, comme certains veulent le faire croire, d’une « charge patronale », mais d’une cotisation assurancielle, certes obligatoire mais qui en fin de compte leur coute beaucoup moins cher que s’ils avaient à payer la totalité des couts engendrés par les accidents ou maladie dont ils sont redevables (c’est le principe de toute assurance).

Et lorsqu’un accident n’est pas « reconnu », c’est alors la branche maladie de la sécu qui paye… !!!

L’un des objectifs de l’action d’ASD-Pro est donc aussi, grâce à la reconnaissance et au travers de ces pénalités financières, de contraindre les employeurs à mettre en place de réelles mesures de prévention.

Mais au-delà de cette reconnaissance « réglementaire » qu’en est-il de la reconnaissance attendue par les victimes elles-mêmes ?  

L’article que nous publions ci-après dresse un panorama de ces attentes qui, loin d’être homogènes, recouvrent un champ très large.

Ce texte est issu du master EHESS 2017-2018, sociologie option genre, de Pascale Fontaine-Abdessamad secrétaire de l’association.


Souffrance au travail et réparation: quelles attentes des victimes ?

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ASD-pro, association de bénévoles, accompagne « les victimes, les ayant-droits, et les organisations, confronté.e.s au suicide et à la dépression professionnelle », à travers les procédures de reconnaissance en accident du travail/maladie professionnelle (AT-MP) des conséquences sur la santé de la souffrance psychique au travail.

 Les personnes qui sollicitent cette association recherche une réparation, mais ce qu’elle revêt est loin d’être homogène.

La typologie de ces attentes, élaborée dans cet article s’inspire largement de celle de Janine Barbot et de Nicolas Dodier,  (Barbot Dodier, 2014; 2015)  « Risques et réparation » sur la présence et les attentes des victimes aux procès pénaux. Elle permet de projeter en quoi les dispositifs de réparation peuvent répondre à certaines attentes, et pas à d’autres, et générer satisfaction ou frustration, quelques soient les montants des préjudices estimés ou reconnus. Elle se décline en trois catégories : les attentes qui relèvent de la reconnaissance d’un tort, celles qui relèvent de la réparation et celles qui relèvent de la dissuasion.

 Celles qui relèvent de la reconnaissance d’un tort :

–    Attente de la reconnaissance publique d’une figure de torts

Un préjudice, c’est la combinaison d’une réalité de souffrances, et d’une figure de torts[1]. Celle-ci est quelque chose de « pas normal », « pas acceptable », injuste, pas moral, contraire au droità la raison, au travail « bien fait »…

Christine, un combat pour la reconnaissance

Christine est veuve d’un ingénieur de l’industrie automobile, qui se suicide sur son lieu de travail, en octobre 2006, à 39 ans. Le contact avec ASDpro se fait dès la création de l’association, alors que Christine a déjà entamé les démarches. Elle souhaite partager son expérience de proche d’un suicidé du travail, et de son combat judiciaire. ASDpro contribue à  une nouvelle médiatisation, trois ans après le décès, à l’occasion de l’audience pour la Faute Inexcusable de l’Employeur, qui sera obtenue. Cette jurisprudence s’appuie sur les alertes des CHSCT, et sur l’évidente dégradation de la santé de son mari au cours des derniers mois de sa vie, et servira dans d’autres affaires. Christine s’investit plusieurs années dans l’association, en particulier en contribuant au suivi des dossiers des ayant-droits. Il s’agit, pour elle, de faire «condamner un système», ainsi qu’elle l’explique dans les médias en octobre 2009  : «En aucun cas je n’accuse [L’entreprise] d’être seul et unique responsable (…) mais mon but, c’est qu’on condamne le mode d’organisation du travail de [L’entreprise], qui fait passer les résultats financiers avant la santé des salariés. Sans cette organisation du travail, mon mari serait encore en vie.» Elle demande un euro de dommages et intérêts. 

L’euro symbolique demandé comme réparation de la souffrance endurée a pour effet de mettre en avant la figure de torts, identifiée ici comme « passer les résultats financiers avant la santé des salariés ».

–    Attente de condamnation pénale, qui conforte et consolide la figure de torts

Françoise, une employée « lâchée » par son administration et son syndicat

Françoise, 55 ans, célibataire, un enfant, fonctionnaire d’État de catégorie B. Vice-consul au Bénin, elle est agressée en janvier 2010 par une collègue autochtone qui tente de l’étrangler. Ceci arrive alors qu’à l’occasion de son travail, elle a constaté et fait remonter des dysfonctionnements dans l’attribution de bourses d’études (dénonciation implicite de corruption ou népotisme). Elle est rapatriée en France, et ne retrouvera, dès lors, aucune mission à l’étranger, malgré son souhait. Elle est maintenue sur un poste administratif en décalage avec ses compétences en  langue, sciences politiques, économie, et droit, et son souhait de travailler à l’étranger. Sa plainte pénale n’est pas instruite et elle n’obtient aucun soutien du Ministère des Affaires Étrangères, qu’elle poursuit dans diverses procédures, où elle est déboutée pour « Raison d’État ». Son accident de service est reconnu, y compris pour ses conséquences psychiques. Elle contacte l’association début 2016, après une tentative de suicide, générée par le « lâchage » du syndicat dans ses demandes de mobilité, et après avoir pris connaissance du guide publié sur le site de l’association. C’est le passage à demi-traitement[2] et la précarisation financière qu’il entraîne qui la décide à demander l’imputabilité au service de sa tentative de suicide. C’est cependant au titre d’une rechute de son accident de 2010 que l’imputabilité sera reconnue, ainsi qu’une reconnaissance de séquelles supérieures à 10% (c’est à dire ouvrant droit à rente d’invalidité). Bien qu’elle évoque les conséquences financières de son rapatriement en France (perte de l’année de loyer, du mobilier et du véhicule resté au Bénin…), elle ne les a pas chiffrées, et n’a pas formalisé de demande d’indemnisation. Elle reste dans une situation financière précaire, pour laquelle elle formule des demandes d’aides et de secours.

Les principales figures de torts restent, pour elle, le détournement de crédits d’État, la tentative de meurtre non instruite et impunie, et le déficit de protection fonctionnelle qui a suivi l’événement traumatique. Elle contacte l’association parce que « Par le passé, je me suis déjà heurtée à une telle inertie de mon administration » qui n’a effectivement pas ouvert de dossier de reconnaissance d’imputabilité après sa tentative d’autolyse.

Après l’obtention de cette reconnaissance (qui conclut aussi à une retraite pour invalidité qu’elle ne souhaite pas), ce sont ces figures de torts qui restent d’actualité, et qui alimentent ses discussions informelles avec les membres de l’association.

Si, dans cette deuxième situation la reconnaissance de la figure de torts prime aussi sur les autres attentes, le dispositif de ASDpro n’est pas le dispositif approprié : c’est dans le cadre des lanceurs d’alertes que Françoise continue son combat.

–    Attente d’excuses : la reconnaissance à la fois d’une figure de torts et du préjudice 

Une nouvelle pratique de ressources humaines : les excuses

Stéphanie, commerciale, d’une petite quarantaine d’année, fonctionnaire de catégorie B dans une grande entreprise de service.Victime de ce qu’elle nomme harcèlement moral, elle s’effondre psychiquement au travail, et se trouve arrêtée près de six mois en 2011. Elle demande l’imputabilité de service de cet arrêt de travail et se déplace pour être entendue par la Commission de Réforme. Après la délibération,  le Président de la Commission, représentant de l’employeur, vient la voir dans la salle d’attente, pour lui annoncer l’avis de la commission, comme c’est en usage depuis quelques mois, après la crise médiatique des suicides en 2009/2010. L’avis de la Commission est favorable, et le Président s’excuse pour les manquements managériaux qu’il dénonce. Stéphanie se dit satisfaite, même si elle s’interroge sur les retombées effectives sur le terrain, et si elle regrette ne pas recevoir aussi des excuses de son ex-responsable.

Le caractère conflictuel des relations avec l’employeur n’est pas incompatible avec une attente d’excuses, comme on le voit pour Sabine :

Amère victoire

Sabine, 57 ans, cadre d’une grande entreprise nationale Au terme d’une longue bataille juridique avec son employeur – sur le non bénéfice d’accords sociaux, la discrimination, la faute inexcusable de l’employeur – Sabine obtient, à la veille d’une audience en Cour d’Appel, une conciliation qu’elle appelle de ses vœux depuis de nombreuses années. Alors qu’elle sait que la négociation n’est possible que parce que le rapport de force a changé, elle espère que son employeur va reconnaître ses torts. Lors de la négociation pour une convention transactionnelle, elle ne supporte pas l’attitude arrogante des avocats de son employeur, qui réitèrent des arguments très désobligeants à son égard. Elle se sent « salie », et ne comprend pas que son avocate laisse faire. Elle lui abandonne le terrain bien que cela la prive de la possibilité de laver son honneur à nouveau bafoué. Le goût amer de cette victoire –  la transaction, sans atteindre le montant qu’elle souhaitait, reste conséquente – mettra du temps à s’effacer. Cette attente d’excuses est très souvent déçue, vraisemblablement parce qu’elle mobilise une attente qui n’est pas contractuelle. Dans un certain monde de l’entreprise qui repose sur l’illusion conceptuelle d’un individu mû par ses intérêts, tel l’homo œconomicus évoqué dès le début du capitalisme, posant des choix rationnels en fonction de ses intérêts, le contrat apparaît comme le seul mode de relations. Sont ainsi expurgées les notions de don et contre-don de l’anthropologie maussienne, de rapports à  un collectif social ou à une communauté de vie, de mœurs, de culture, de croyances. Stéphanie se satisfait des excuses de ce haut cadre de l’entreprise, mais s’interroge sur les retombées effectives sur le terrain.

Cela pose les questions suivantes : les excuses sont-elles le fait d’un homme, ou celles de l’entreprise ? Se suffisent-elles à elles-même ou doivent-elles modifier l’entreprise plus en profondeur pour éviter la réitération ? L’arène judiciaire apparaît encore peu appropriée pour prendre en compte cette attente. L’employeur de Stéphanie l’a comprise et intégré à sa pratique. Pour autant, elle n’est pas adapté à toutes et tous :

Des excuses comprises comme manipulation

Catherine, la cinquantaine dépassée, déléguée du personnel et élue du CHSCT dans cette grande entreprise de service, s’effondre en larmes à l’issue d’un show inaugural de la fusion de deux entités de son entreprise au printemps 2016. Elle n’a pas supporté le caractère sexiste et scatologique de la journée, exposé par le haut management de son établissement, aux centaines d’employés présents. Le week-end qui suit, elle alterne pleurs et hyperactivité syndicale. Elle déclare son effondrement psychique en accident de service, et se rend à la Commission pour y être entendue. Elle me rapporte : « Il [le président de la commission de réforme] est venue me voir : “Vous pensez que c’est défavorable ? Eh, bien, non ! De tels comportements sont inacceptables ! La commission a émis un avis favorable.” Il rajoute : “J’espère que cela vous aidera à vous reconstruire ”. S’il pense que je vais tourner la page et en rester là, il se trompe ! ».

On voit là comment Catherine décrypte les excuses : la référence à sa souffrance individuelle, dans une approche psychologisante, fait passer au second plan la figure de torts. Elle ne se contente pas d’une condamnation morale, en privé, de ces « comportements inacceptables », mais attend une  mise en visibilité de la chaîne des responsabilités morales.

–    Attente de justice, de vérité

Cette mise en visibilité se retrouve dans la situation de Tassadith, qui expose non seulement la dégradation de ses conditions de travail et son impact sur sa santé, mais aussi, l’inertie des syndicats, du service de santé au travail, de « l’expert RPS » auprès duquel le médecin du travail l’a dépêchée, sans qu’aucune mesure ne soit jamais prise pour la sortir de sa placardisation.

Dans cette chaîne, les victimes évoquent parfois leur propre contribution : « J’étais conne », dit Mme X, pourtant toujours très polie et mesurée dans ses propos, « Je ne voyais rien, je m’abrutissais de travail pour ne rien voir » .[3]

–    Recherche de compréhension 

Les explications avancées par les personnes qui contactent ASDpro s’appuient, parfois ou souvent,  sur des catégories psychiques, le « pervers narcissique » de Marie-France Hirigoyen (Hirigoyen, 1999), en lien avec la psychologisation des relations de travail. D’autres reconstituent des mobiles : faire démissionner pour remplacer par une personne « pistonnée », ou pour éviter un licenciement plus onéreux ou coûteux pour l’image de l’entreprise. Elles mobilisent parfois des catégories pénales telles que harcèlement moral, non-assistance à personne en danger, incitation au suicide,  ou, pour les plus averti.e.s, des catégories de droit du travail : atteintes aux droits (qui peut enclencher une alerte des délégués du personnel), atteintes à la santé, (idem pour le CHSCT), risque grave (pour déclencher une expertise auprès des CHSCT), ou de santé au travail tels que les risques psycho-sociaux. Les mêmes personnes peuvent mobiliser plusieurs catégories, mais en privilégient toujours une.

 Celles qui relèvent de la réparation 

–    Attente de reconquête de sa dignité, à ses yeux, ceux de l’entourage personnel et/ou professionnel 

C’est le cas de plusieurs veuves, surtout mères de jeunes enfants, qui ne leur cachent pas la réalité du suicide de leur père décédé, mais qui veulent que ceux-ci connaissent aussi les raisons qui montrent qu’il ne s’agit pas d’une défection, d’une fuite, d’un abandon. C’est leur dignité aussi, de mère, de garantir les droits de leurs enfants.

La satisfaction d’avoir été au bout.

Karine, veuve d’un cadre d’une banque d’affaires, qui s’est suicidé à trente huit ans, à son domicile, à l’automne 2009. Contexte de réorganisations, de surcharge de travail et d’isolement. Mère de deux enfants. Elle contacte ASDpro fin 2009. Karine obtient la requalification en accident du travail du suicide de son mari, avec l’aide de Asdpro et de syndicalistes de l’entreprise de son mari. Elle entame une procédure pour Faute Inexcusable de l’Employeur. Elle n’obtient pas gain de cause, ni au Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale, ni en appel, ni en cassation. Elle arrête là les procédures, considérant qu’elle a été au bout de ce qu’il fallait faire pour ses enfants, et tourne sans regrets cette page judiciaire.

Damien, jeune frère d’une boulangère qui s’est suicidée à trente neuf ans, veut démontrer que l’explication psychiatrique que sa famille a adoptée, et qui, dans nos sociétés, jettent l’opprobre sur les personnes concernées, n’est pas au cœur de l’acte fatal de sa sœur.

Cette dernière raison est invoquée aussi par les victimes directes de la souffrance au travail. Le « Je ne suis pas folle/fou »,ou« Je me demandais si je devenais folle/fou » sont des verbatims entendus lors des entretiens, parfois avec assertivité, parfois avec une interrogation inquiète.

–    Attente de secours parfois en urgence.

Les arrêts de travail peuvent précariser un budget à cause de la baisse de revenus, par exemple. En effet, les journées d’arrêt de travail en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle sont mieux indemnisés que les arrêts maladie, et, à terme, la Faute Inexcusable de l’Employeur  garantit la réparation totale des préjudices. C’est la précarité de la situation qui motive alors la démarche de demande de reconnaissance AT-MP[4], comme pour Françoise (vignette 2).

L’association reçoit aussi des appels à l’aide non pas pour un accompagnement vers une reconnaissance AT-MP, mais relevant d’un accompagnement thérapeutique, pour lequel ASDpro oriente vers des organismes ou des professionnels.

Nadia est en arrêt maladie et sollicite l’association en novembre 2016 car elle recherche des groupes de parole de personnes « en arrêt maladie à cause du travail. » Dans son analyse de sa situation de travail, elle évoque dans un courriel : « Les réorganisations de travail : non respect des règles de sécurité de la part des différents responsables ; cadence de travail augmentée ; horaires modifiés, discrimination sexiste, privilèges accordés à certains collègues, manque de reconnaissance, infantilisation etc… Les attitudes de collègues : violences verbales (sexisme, intimidation, harcèlement moral) ». Après un contact téléphonique avec le binôme de l’association, elle reste sur cette demande, sans exclure plus tard une démarche de reconnaissance AT-MP. Lors de l’entretien sociologique en mai 2017, elle est dans la même optique et continue à mobiliser des interlocuteurs (service social de la CARSAT, psychologue du réseau souffrance et travail…) en vue de la création de ce groupe de paroles.

–  Attente de compensation ajustée au préjudice

Si cet ajustement s’évalue relativement facilement en matière de pertes de rémunération, il s’avère beaucoup plus complexe pour le préjudice moral. Il oblige à regarder le préjudice « en face », dans son vécu personnel, puis à trouver des éléments de comparaison avec d’autres expériences socialement connues, et déjà valorisées (c’est à dire à laquelle on a attribué socialement telle valeur). Par exemple, comparer une atteinte psychique grave avec une atteinte physique, en s’appuyant sur le barème de taux d’incapacité temporaire totale (ITT) établi par la sécurité sociale, ou comparer avec une indemnisation obtenue suite à accident de voiture… 

Estimer les dommages incommensurables

Fonctionnaire de 57 ans, commerciale dans une grande entreprise de service, Marie Claude, craque après l’annonce de la suppression de son poste, et tombe en grave dépression. Après avoir obtenu la reconnaissance d’imputabilité, elle reçoit un rappel de paie sur plusieurs années (imposable pour les fonctionnaires), et se trouve avec une imposition majorée de manière importante. Elle sollicite alors une indemnisation de ce nouveau préjudice, généré par les délais que son employeur a pris pour reconnaître l’imputabilité. La Direction refuse de prendre en compte ce préjudice, c’est à dire ne reconnaît pas sa responsabilité dans l’origine de cette difficulté financière. Alors que Marie-Claude estimait avoir obtenu gain de cause et pouvoir tourner la page, cet événement réactualise la question du préjudice et la demande de réparation prend une autre ampleur. C’est un retour réflexif auquel elle s’astreint : elle réalise que ses inquiétudes sur sa précarité financière n’étaient pas fondées (prestations mutualistes compensant le salaire pendant le 1/2 traitement), mais ont pu perturber la relation à l’argent de ses enfants, alors adolescents et jeunes adultes, et que ceux-ci ont subi plusieurs années de vie quotidienne avec une mère dépressive et léthargique. C’est la réaction de sa fille de vingt ans, qui éclate en sanglots d’émotion à l’annonce de la réponse favorable à l’imputabilité, qui lui fait prendre conscience, a posteriori, des dégâts collatéraux de sa souffrance au travail sur sa famille. Pour estimer le préjudice, elle choisit de fixer un montant par année d’attente et de souffrance, de de 10 000 €, car cette somme lui apparaissait importante et qu’elle souhaite que cela permette à l’employeur de réaliser la gravité des conséquences de ses actes ou de ses non-actes. L’employeur a accordé une somme limité au préjudice fiscal, et d’un ordre de grandeur des  indemnités accordées par les tribunaux administratifs.

Pour permettre d’avancer un chiffre, il est nécessaire qu’il ait du sens. A défaut de le puiser dans le passé et dans le préjudice,  il est possible de le puiser dans l’avenir et la destination des fonds, dans une dépense en rapport avec l’origine de l’argent : financer les études des enfants perturbées par l’état de santé de leur parent, continuer dans une procédure pénale, verser une somme à des personnes ou des organismes qui ont soutenu, ou ont vocation à le faire… On se heurte à l’incommensurabilité de certains préjudices (perte d’un être cher, invalidité), où l’indemnisation demandée (en négociation ou en Faute Inexcusable de l’Employeur) peut aller de 1€, comme Christine (vignette 1) à … des sommes considérées comme colossales par le demandeur.

Celles qui relèvent de la dissuasion :

A contrario des attentes énoncées précédemment, celles qui relèvent de la dissuasion regardent vers l’avenir, et non le passé. La reconnaissance de la figure de torts ne vaut alors que par l’impact qu’elle peut avoir sur l’évolution de la société, la réparation du passé n’étant plus le but recherché. « De toutes façons, je ne lâcherai pas parce que je ne veux pas que ça arrive à quelqu’un d’autre. Je morfle assez, je n’ai pas envie que ça arrive à un autre… Que ça serve de …pas de leçon, comment dire, enfin, d’exemple, que ça serve pour d’autres, que ça se reproduise pas, quoi… » (extrait d’entretien).

Ce type de réparation ne peut être obtenu conventionnellement, car on voit mal une des deux parties accepter de s’appliquer une mesure dissuasive.

Une décision est jugée exemplaire et réparatrice, par exemple, lorsqu’elle est argumentée par des éléments intéressants, sur lesquels d’autres pourront s’appuyer (Christine, Vignette 1).

Elle peut l’être aussi parce que la condamnation est dissuasive, par le montant de l’indemnisation. Les montants demandés alors en réparation du préjudice s’ajustent à la situation de l’auteur du préjudice, et non pas à celle de la victime. Ils ont valeur de réparation d’ordre public d’un dommage collectif et sociétal, et sont déconnectés de la situation de la victime. Le montant en lui-même n’a de sens que rapporté à la situation de l’entreprise, et à son impact, en particulier pour les PME (dont la survie-même peut être engagée).

Pour les plus grandes entreprises soucieuses de leur image de marque,  le retentissement médiatique   et la condamnation morale qu’il génère, participent à la dissuasion.

Le simple fait d’obtenir gain de cause, alors même qu’on ne fait pas partie des puissants, est une preuve que le combat mené n’est jamais perdu d’avance, et contribue à porter l’espoir d’un meilleur équilibre.

Cette attente d’égalité de la justice entre les puissants et les autres est parfois déçue, comme dans les procès pénaux de l’amiante, où les employeurs sont épargnés, et les activistes contre une décharge amiante, condamnés. (Thébaud Mony, 2017 ; Henry, 2015).

Le verdict du procès contre France Télécom et ses ex-dirigeants, attendu le 20 décembre 2019 infirmera-t-il cette tendance ?


[1] Nicolas Dodier, communication du 29 mars 2017, séminaire 2016-2017, de l’EHESS , « Risques et réparation »

[2]Le traitement, c’est à dire la rémunération du fonctionnaire est diminuée de moitié après trois mois d’arrêt de travail. C’est l’employeur qui rémunère les arrêts de travail, et non la sécurité sociale. Les maladies et accidents imputables au service des fonctionnaires sont rémunérés à plein traitement

[3] DJÉBRIL, Gabrièle. (Abdessamad Pascale). « Reconnaissance maladies professionnelles et accidents du travail : pouvoir d’agir ? ». Communication présentée lors du colloque Le pouvoir d’agir sur son propre travail – contre la souffrance au travail, Observatoire du stress en Entreprises, Paris. En ligne. Nov 2013

https://ods-entreprises.fr/wp-content/uploads/2014/01/TR2-reintroduire-le-collectif.pdf

[4]Accidents du Travail et Maladies Professionnelles